Le rougeoiement de sa cigarette était la seule source de lumière de la pièce. Elle aimait ces moments de silence après la tempête. Elle aimait s'abandonner, oublier. Détruire le malaise, au moins temporairement. Elle louait un peu de sérénité, en somme. Et elle se trouvait là, dans une chambre si crasseuse qu'elle-même se sentait propre.
Mis à part le grésillement particulier de sa clope, rien ne venait troubler le silence.
Il avait quelque chose de rassurant. Comme la certitude d'être ici et maintenant. Finalement la seule chose dont elle était sûre. Elle vivait dans un flou total, et s'attachait à démolir une à une les fondations des murs qui enserraient sa tête. A grand coups de pieds, avec une violence extrême, elle réduisait à néant les efforts qu'on avait pu fournir pour tenter d'étouffer ce qu'elle était.
Cette totale destruction lui procurait une satisfaction intense, presque orgasmique.
Et elle se tenait là, en haut de ce tas de gravats, le menton arrogant, un sourire amusé dessiné sur les lèvres.
Elle souffla sa dernière bouffée et resta un instant à contempler le vide.
Elle aimait ce disque. Elle l'aimait autant qu'elle le haïssait. Ce qu'elle aimait, c'était cette ombre du génie, qui planait derrière la facilité évidente. A chaque fois, elle se prenait cette musique en pleine face. Ecrasée par son poids, elle ne pouvait rien faire. A part écouter. Elle ne savait pas expliquer pourquoi, mais chaque écoute lui tordait les entrailles comme de la bouffe avariée. Et elle aimait ça.
Elle s'endormit. Ne fit aucun rêve. Son sommeil était une espèce de bourdonnement sourd, de noir compact, engourdi. Son sommeil était une absence de sens.
Dix heures plus tard, la blancheur grisâtre de la lumière du jour la réveilla. Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre. Les bâtiments se découpaient dans le ciel incolore. Elle pouvait voir de là où elle était les briques poisseuses, les toits couverts de merdes de pigeons. Le monde extérieur n'était qu'un tas de boue. Un ragout infâme de mensonges et de bondieuseries.
Depuis 19 ans, toujours les mêmes trottoirs crasseux. La même vue de sa fenêtre. Elle la connaissait tellement par cœur qu'elle percevait le moindre petit changement. La même humidité collante dans l'air. Rien ne semblait pouvoir amener une touche de nuance à ce gris. Il était entier, glacé.
Dans le bus, les mêmes visages rongés par le désespoir. Ou l'alcool. Ou les deux. Elle avait les yeux mi-clos, et elle en avait assez. Elle se faisait violence pour voir de quoi son futur serait fait. Mais elle ne voyait rien. Elle n'y arrivait pas. Elle se trouvait au bord d'un falaise qui ne se rallongeait que centimètre par centimètre, au fil de son errance incertaine. Il lui semblait parfois qu'elle avançait à reculons tant le manque de volonté se faisait cruel. Et pourtant, elle avançait.
Elle était deux. Elle voulait et ne voulait pas, construisait et détruisait, aimait et détestait. Elle était inconstante. Inconsciente. Ignorante. Arrogante. Agaçante. Agacée, méprisée, ignorée. Elle n'était personne. Elle n'était qu'un visage parmi les autres. Elle n'était qu'un point dans la foule. Elle aurait voulu être un poing dans la foule. Avoir la force de vivre. Le courage de n'être que de passage. Prendre sa vie, la plonger dans un bain bouillant d'illusions, jusqu'à en attraper des cloques. La congeler, à grand renfort d'horreurs et de déceptions. La piétiner encore et encore. Y danser un flamenco brûlant de rage. La reprendre, l'enlacer, vouloir ne faire qu'un avec elle. La laisser tomber, voler au loin, emportée par le vent de la réalité.
Elle aurait voulu être un cri. Perçant, horrible, dégueulasse. Elle aurait voulu rendre le monde sourd. Faire saigner des oreilles. Elle aurait voulu qu'on la supplie de fermer sa gueule. Et éclater de rire. Faire un pas en arrière, regarder tout ça, et se marrer.
Schlusswort
Il y a 14 ans
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